LE TAUREAU DE BASTIAN (histoire vraie)
Mais pourquoi donc le petit village de Sambuco est-il si populaire de par le monde ? Serait-ce parce qu’il s’étire, béat, entre terre et air, sur le versant ensoleillé de la vallée ? Ou bien est-ce à cause du Monte Bersaio, colosse de pierre émergé des eaux pour lui offrir un arrière-plan magique et l’illuminer, comme le jour, les nuits de pleine lune ? Ce qui est certain, c’est qu’un étrange sentiment d’aristocratie plane sur Sambuco, comme si le destin avait voulu en faire le réceptacle d’événements hors du commun.
Dans ce contexte ambigu, l’événement le plus marquant fut sans doute l’achat du dernier taureau par Bastian : bouvier magnétique et sulfureux, toujours entouré de ses chiens, considéré par beaucoup comme une incarnation du Sarvan (homme sauvage, capable de tout).
Le choix du taureau ne fut pas fortuit et le lien mystérieux qui se créa tout de suite entre les deux alla bien au-delà d’une simple complicité. Il était en effet évident que si le taureau devait un jour devenir un homme, il deviendrait Bastian. Et Bastian son taureau.
Il était, ce taureau, un animal singulier. Il n’était pas noir et nerveux comme les taureaux d’Espagne. Il n’avait pas de cornes acérées comme des stylets, ni ne semblait particulièrement irascible. Certes, il avait un cou énorme et ses épaules étaient enveloppées de muscles terrifiants. Mais il était clair de peau et parfois, si l’on observait le troupeau de loin, il pouvait être confondu avec les autres vaches.
Cependant, un examen approfondi et un regard attentif révélaient des détails troublants. Tout d’abord, la couleur claire de sa robe était irrégulière. Sur le cou, les épaules, les fesses et les testicules, la blancheur bovine cédait la place à des zones brunies, aux reflets métalliques. Mais c’était surtout la grosse goutte, sombre, autour des yeux qui révélait le tempérament sinistre de l’animal. En effet, le taureau arborait deux cernes d’un noir anthracite si grands et si nets qu’ils faisaient penser à un maquillage théâtral réalisé par le diable en personne.
Il y avait eu aussi des précédents. Un jour, en rentrant au village depuis son pâturage, le taureau de Bastian avait vu Alfredo marcher devant lui sur la même route.
Bastian était lui aussi un homme singulier. Gardien de troupeaux, il avait toujours préféré la placide compagnie des vaches à celle, querelleuse, des hommes. Litigieux il l’était aussi, bien sûr. Mais une vie passée avec les vaches dans les montagnes lui avait épargné la pire des misères : la médiocrité. Il ne lui arrivait jamais d’être un peu indiscret, un peu têtu, ou moyennement mauvais. Quand il le fallait – et il le fallait souvent – il devenait plus intrigant que Machiavel, plus têtu qu’une mule et plus méchant que Berlicche. De plus, il était le seul du village à fréquenter assidûment les esprits des bois qui l’avaient enfin adopté, lui conférant leurs pouvoirs et leur magie.
Mais : quel nom ! Gias dle fomne signifiait, dans le vieux dialecte provençal de la montagne, “la bergerie des femmes” et c’était un endroit extraordinaire. L’accès n’était pas facile. D’en bas, on y arrivait par un sentier raide et humide qui coupait le versant nord du Vaccia en d’innombrables zig-zags. Dans ce sentier, on n’était pas encore entré qu’on voulait déjà sortir. Il fallait pourtant persévérer, grimper mètre après mètre, lacet après lacet, dans l’espoir de revoir la lumière, là-haut. Oui, car après les ténèbres de la forêt obscure, le Gias dle fomne était la lumière, le ciel, le soleil, l’air, l’espace, le monde, le vent, la vie, la joie…
Il y avait peu de femmes au Gias dle fomne : en fait, aucune. Quelle femme aurait grimpé là-haut ? Mais à Sambuco, le bruit courait que certains jours – ou plutôt certaines nuits – Bastian recevait la visite de certaines petites Françaises qui descendaient au Gias d’en haut, par la Colletta Bernarda. Et en effet, de temps en temps, Bastian arrivait au village avec de nouvelles chemises aux motifs provençaux parfaitement assortis à autant de foulards, de marque Soulejado, d’excellente facture, inconnus de notre côté de la montagne.
« Bastian, les bagascettes françaises sont de nouveau passées ? Elles t’ont apporté le petit foulard 😉 ? »
Parfois, un braconnier racontait l’avoir vu errer au sommet du Ciaval, en pleine nuit, sous la lune, sans raison apparente. Mais le plus souvent, les récits des braconniers ou des chasseurs racontaient que le troupeau de Bastian était ici ou là, mais qu’il n’y avait aucune trace de Bastian, ni ici ni là.
Cela faisait plusieurs heures que le taureau se tenait, immobile, près de la fontaine étincelante de lune, le regard absorbé sur les basses pentes du Bersaio où brillaient les quelques lumières de Sambuco. Mais voilà que soudain, à un moment donné – peut-être avait-il reçu un ordre – il sortit de sa morne apathie et se dirigea rapidement vers le portail de l’enclos.
Entre-temps, le taureau avait déjà parcouru trois kilomètres de chemin de terre et s’approchait de la route nationale menant en France. Et le voilà, enfin, à quelques encablures, le long ruban d’asphalte, sombre et silencieux. Sans hésiter, le taureau s’engagea sur la route nationale, trottant comme peuvent le faire neuf cents kilos de chair, d’os, de cornes, de sabots et de détermination. À la sortie d’un virage en épingle à cheveux, un habitant de la vallée qui somnolait au volant de sa voiture utilitaire, parvint à éviter de justesse une grosse tête d’enfer suivie d’une montagne de chair enragée.
Arrivé au carrefour où se trouvait le panneau Sambuco km 0,9, l’animal quitta la route nationale et se dirigea vers le village endormi. À la hauteur du cimetière, un rayon de lune fit scintiller ses terribles yeux.
Sept cents mètres plus loin, Sambuco dormait en silence, et dans son lit dormait Ezio, le neveu de Bastian, resté seul au village après le départ de sa sœur vers une vie plus facile en ville, et celui de son père vers une maison de retraite de la basse vallée.
Il ne courait pas, le taureau, mais sa démarche était impétueuse et son regard sinistre. Au débouché de la Via Curta, il ralentit résolument son allure. Il n’y avait plus de doute : la marche nocturne du taureau de Bastien touchait à sa fin.
Ezio s’était finalement réveillé et avait tout de suite compris. Il n’avait jamais fait confiance à cet animal, et encore moins maintenant, à cette heure de la nuit et sous cette lune.
La route était étroite à cet endroit, et le taureau l’occupait entièrement. Il fallait être plus malin que lui, le faire reculer vers la petite place, ouvrir la porte de l’étable, le contourner et le pousser à l’intérieur. Ensuite, il fallait refermer la porte.
Ezio réussit à effectuer les premiers gestes avec une facilité surprenante. Le taureau semblait s’être calmé. Arrivé sur la place, il avait regardé Ezio droit dans les yeux et Ezio avait croisé son regard ambigu. Peut-être la longue marche et les horribles mugissements qui résonnaient encore dans les ruelles de Sambuco l’avaient-ils un peu assommé. Peut-être que trop de lumière était entrée dans ses yeux et qu’il ne demandait plus qu’à se réfugier dans un endroit sombre.
Le taureau avança de quelques pas, mais devant la porte, il s’immobilisa. Ezio commençait à s’impatienter : "Mais pourquoi est-il venu jusqu’ici ? Il n’était pas bien au Besáut ? Que s’était-il passé dans sa grosse tête ? Et Bastian, où était-il ? N’était-il pas censé s’occuper de ses bêtes, au lieu de se promener dans les bois, la nuit, on ne sait où et avec qui ?"
Ezio avait acquis l’audace qu’ont les jeunes hommes face à des animaux qu’ils croient stupides. Son corps musclé se pressait contre les fesses du taureau : « Pògia ! Pògia ! Pògia !»
Ezio longea alors le côté gauche de l’animal immobile, en dépassant le cou et la tête. “Ces cornes ne sont pas si terrifiantes que ça” pensa-t-il. Même l’œil, entouré d’une sinistre goutte d’encre, lui paraissait plus doux en ce moment. Ezio poussa la porte de la main jusqu’à ce qu’elle s’ouvre complètement.
Un choc très violent dans le dos le projeta plusieurs mètres plus loin, au fond de l’étable, contre le mur qui soutenait le râtelier encore plein de foin. Ezio perdit connaissance pendant quelques fractions de seconde ; se ressaisi, tâta les pierres du mur.... Il semblait ne pas comprendre. Là, maintenant, il comprenait un peu mieux… Mais il fallait encore qu’il se retourne pour comprendre vraiment.
Au-delà de la masse du mastodonte, par la porte restée ouverte, Ezio entrevoyait le salut : le trottoir de la rue, un coin de la maison des Bruna, puis, plus loin, le hameau de Moriglione avec son clocher qui brillait sous la lune. Mais l’heure n’était pas à la mélancolie. Le dernier morceau de la mangeoire explosa dans l’air sombre de l’étable. Ezio fut projeté contre le plafond et tomba lourdement sur le sol en terre battue. Une corne avait détaché une grande partie de son cuir chevelu et son oreille droite pendait sur sa joue. Mais il n’y avait personne pour être impressionné par le sang qui jaillissait de l’entaille.
Sans se presser, le taureau se tourna sur le côté pour lancer sa dernière attaque.
Le choc du crâne du taureau contre le bouclier improvisé résonna comme un coup de cloche fissurée. Ezio encaissa le coup.
Coup de corne après coup de corne, toujours en traînant le bidon devant lui, Ezio s’était sensiblement rapproché de la porte. “Surtout, il ne faut pas tomber”, pensait-il.
Dans la rue, on apercevait des silhouettes de villageois, mais personne n’osait entrer dans l’étable. Tous avaient compris qu’il s’agissait d’une querelle de famille et que le taureau était venu du Besáut pour exécuter une sentence.
Bòng, Bòng, martelait le crâne du taureau de Bastian contre le bouclier en aluminium du pauvre Ezio, ruisselant de sueur et de sang, les os fracassés par les coups qui, heureusement, s’amortissaient un peu contre la structure creuse du bidon.
Ezio avait enfin atteint le seuil de l’étable et, au prix d’un effort suprême, il parvint à se projeter dans la rue, à saisir la poignée de la porte en bois et à la refermer derrière lui.
Dans la rue, des fantômes en pyjama le ramassèrent immédiatement, et on le poussa hors du chemin, dans un abri où aucun taureau n’aurait jamais pu entrer.
Plus tard, une voiture quitta Sambuco avec à son bord une forme humaine inanimée, enveloppée dans une couverture.
Aujourd’hui, Bastian règne sur Sambuco : une grande maison pour lui tout seul. Son regard malicieux ne s’est toujours pas éteint sous ses boucles grisonnantes.
De temps à autre, un visionnaire raconte avoir aperçu, la nuit, un gigantesque taureau rôdant près du cimetière du village. D’autres l’auraient aperçu avancer lourdement sur la route du fond de la vallée. Des étincelles jaillissaient de ses sabots. Des flammèches de ses narines. Des éclairs de ses yeux en colère.
C’est peut-être aussi pour cela que personne ne se met en travers du chemin de Bastian. Les hommes le craignent. Les femmes le flattent, feignant un improbable instinct maternel. De temps en temps, il disparaît pendant quelques jours. Personne ne sait où il va et personne ne le lui demande.
Le lendemain, en début d’après-midi, on vit Bastian traverser ces mêmes prés et remonter d’un pas décidé le chemin des Virèt qui borde le Rio Bianco.
Personne ne pourra jamais dire où et quand eurent lieu les retrouvailles, ni ce qu’il se passa pendant ces brefs instants. Ce qui est certain, c’est que Bastian ne descendit plus, vivant, de ce chemin.
Aujourd’hui, au pied du Bersaio, est tombé le silence.
Ciao, Bastian.
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