LA CLOCHE DE SAINT ROCH

 



Ce récit relate un événement dramatique qui s’est produit à Mondovì, dans le quartier de Saint Roch – aujourd’hui appelé Isola di San Rocco al Ponte delle Ripe – le deuxième dimanche d’août 1949, jour de la fête patronale.

L'événement en question est lié à l’une des fréquentes querelles qui éclataient entre Saint Roch et un diable bagarreur, très actif à l’époque dans le quartier des Ravanetti. Le problème c’est que ce soir-là, et malgré moi, j’ai été entraîné dans la querelle.

Et donc, après tant d’années, j’ai finalement décidé de rafraîchir la mémoire. D’autant plus que j’ai une dette importante à régler avec le Saint Roch de l’ancienne chapelle et une ombre à chasser, une fois pour toutes.

Pour commencer, disons que dans ces années lointaines, les choses n’étaient pas comme aujourd’hui. À l’extérieur de la chapelle, il y avait la maladie, la pauvreté, la superstition, les rats, les chaussures cassées, les engelures, le mauvais œil, les phases lunaires, les toilettes sur le balcon, l’analphabétisme, la dysenterie, les orgelets et le torrent Ellero : furie déchaînée au printemps, coin glacial de Sibérie en hiver. Et que dire donc de l’intérieur de la chapelle : espace sombre et menaçant, transpercé par des mélopées nasillardes qui s’élevaient vers le ciel pour exorciser la menace omniprésente de la mort : « ... nunc et in ora mortis nostrae. Amen ». Dans cet intérieur se trouvaient, en masse, les pécheurs repentis : « ... ora pro nobis, peccatoribus, ... », prosternés devant l’image de Saint Roch miséricordieux, pèlerin couvert de plaies que des figures sacerdotales vêtues d’impressionnants vêtements liturgiques couvraient de prières pour captiver le cœur des fidèles.


La fête patronale de 1949 avait commencé vers sept heures du soir, mais les préparatifs battaient leur plein depuis plusieurs jours. Il y avait le puit de Saint Patrick, saint irlandais d’origine bourgeoise et dont l'apparence contrastait avec la douceur fragile de Saint Roch. Il y avait quelques étals de nougat avec peu d’acheteurs. Il y avait des rangées de bocaux en verre remplis d’eau, au col étroit, dans lesquels il fallait lancer une balle de ping-pong pour remporter le petit poisson qui nageait à l’intérieur. Sur le lit de l’Ellero trônait un tas de fagots et de brindilles prêts à être immolés pour le feu final. Mais il y avait surtout une batterie de pauvres fusëtte qui tentaient, sans succès, de rivaliser avec les feux d’artifice de Mondovì Piazza pendant les fêtes de la Madone.

La chapelle occupait une position stratégique : volume sombre où se réfugiaient, même au plus fort de la fête, certaines vieilles dames déterminées à réduire au maximum la peine à purger au Purgatoire. Il était en effet clair qu’aucun d’entre nous, pécheurs, ne méritait le Paradis. Le Purgatoire était au contraire l’endroit où nous espérions tous aboutir, évitant ainsi la bouche grande ouverte de l’Enfer, épouvantail de nos nuits.

J’étais là moi aussi, neuf ans, hésitant entre le Bien et le Mal, mais attiré par le Bien avec une telle force que les curés et les vicaires finissaient souvent par me confier des tâches liturgiques de confiance.

Ce soir-là, décidé à ne pas céder aux tentations des boutiques payantes, je traînais autour de la chapelle en attendant la neuvaine. Je n’étais pas le seul, et une foule commençait à se rassembler à l’entrée de la chapelle. Voilà : la chaîne inexorable d’événements qui allait mener au drame était sur le point de commencer.

Il était presque huit heures et demie et le prêtre qui s’apprêtait à officier avait passé la tête par la porte à la recherche d’aide. Me voyant planté là, dans l’attente, il m’avait alors dit : « Va sonner la cloche ».

Je ne me le suis pas fait dire deux fois : la corde de la cloche se trouvait juste à droite de l'entrée. Le premier contact avec la corde de Saint Roch fut assez décevant : son diamètre était nettement inférieur à celui de la corde de Saint Pierre, que je connaissais très bien, et sa consistance n’avait pas les mêmes caractéristiques viriles.

Dè-è-èng fit la cloche dès le premier coup. Dommage : ce n’était pas le Dò-o-o-o-o-o-n ! des cloches qui inspirent le respect et une pointe de crainte religieuse.

Dè-è-èng … Dè-è-èng … Dè-è-èng … Malgré la relative modestie du Dè-è-èng, les premiers fidèles commençaient à se rassembler au pied de la façade tandis que certains, impatients, affluaient à l’intérieur à la recherche des meilleures places.

Dè-è-èng … Dè-è-èng … Dè-è-èng … « Allez, avancez, entrez, ne vous faites pas prier, je ne peux pas rester ici toute la soirée à tirer sur cette corde. »

Dè-è-èng … Dè-è-èng. C’est à ce moment-là que le Diable qui rôdait dans les parages « ...tamquam leo rugens, quaerens quem devoret... » me souffla pour la première fois dans l’oreille : « Tire plus fort » me dit Satan qui avait plusieurs comptes à régler avec Saint Roch. « Si tu ne tires pas plus fort, ils ne t’entendent pas. »

Il m’avait semblé que la petite voix provenait de la statue de Saint Roch.

Je donnai trois ou quatre coups plus forts, qui produisirent autant de  Dèi-èi-èing métalliques assez stridents.


«Dàje ‘na bela beda ! Dàje ‘na bela beda ! (Donne-lui un bon coup !)
» insista la petite voix.

Pour moi, cela ressemblait à un ordre donné directement par Saint Roch. Personne n’aurait pensé au Diable. Le Diable ne parle pas en piémontais, langue des honnêtes gens ; il s’adresse à ses victimes en italien, langue des avocats, des carabiniers, des percepteurs et autres malins personnages.

Mais hélas, c’était bien le Malin, car, défiant toutes les règles élémentaires de sécurité, je bondis d’un bon mètre, attrapai la corde aussi haut que possible et, une fois au sol, la tirai de toutes mes forces, rendues d'acier par le Diable en personne.

J'entendis d’abord un horrible clac de fouet, et la corde tomba sur moi avec la souplesse d’un serpent. Après le clac, il y eut un silence glacial qui me sembla durer une éternité. Mais quelque chose me disait que le pire était encore à venir. Et en effet, de l’extérieur, il y eut d'abord un bruit sourd et destructeur, puis un son de cloches désaccordées. Ce n'était pas le Dè-èi-èing de tout à l'heure, c’était un bruit à la fois de bronze et de terre, d’une vulgarité menaçante, et enfin les cris désordonnés de la foule.

Il y avait une autre sortie dans la chapelle, une petite porte latérale par laquelle je m’enfuis avec la fureur d’un diable frappé en plein visage par un jet d'eau bénite. Je parcourus toute la via Soresi en courant et me réfugiai dans la Viotta qui, à cette heure-là, était déjà plongée dans l’obscurité.

Je tournai ainsi pendant plus de trois heures dans les quartiers déserts de Mondovì, entre Piazza et Carassone, rongé par le remords, poursuivi par des pensées horribles, des visions effrayantes où les enfants massacrés par la chute de la cloche devenaient des carabiniers qui m’emmenaient à la caserne, les mains liées derrière le dos ; et mes parents auraient dû payer des millions, mais où auraient-ils trouvé tout cet argent? Mon Dieu, ils les auraient mis en prison eux aussi ! Enfin, c'était l'Enfer, pas le Purgatoire : assassin ! assassin ! assassin ! Et qui aurait cru que c’était Saint Roch qui m'avait dit : «Daje 'na bela beda» ? Je n’irais plus jamais à l'école : j’avais tellement bien travaillé cette année-là ! Peut-être qu’on m'aurait tué et que j’aurais rejoint les rangs des enfants damnés en Enfer...

Il n’y avait plus personne dans les rues de Mondovì, ni même dans la via Soresi que je descendais à pas de loup, le cœur lourd comme un pierre. Au bout de la via Soresi commençait le quartier dit il Borgheletto, contigu à celui de Saint Roch. J’avançais très lentement, près des murs, sans faire de bruit dans la rue déserte. On apercevait déjà la façade de la chapelle et il n’y avait plus personne sur la petite place. Peut-être était-ce seulement un rêve : voilà, j'avais rêvé, j'avais perdu connaissance, ça arrive à tout le monde.

Mais sur le seuil de la chapelle, par terre, il y avait une cloche : vision terrifiante. Elle était là, renversée, apparemment intacte – le premier choc avait été absorbé par le bois du bât – mais totalement hors de propos sur le sol de cette petite place déserte. Je m’approchai dans un tumulte de pensées angoissantes... Non ! Je ne voyais aucune tache de sang... du moins, je ne crois pas... mais la terre était plus sombre autour... même si cela ne semblait pas être du sang... bien sûr, la terre absorbe et cela pouvait aussi être du sang, il faisait si sombre... mais si c’était la flaque immense qui avait empoisonné ma vie pendant trois heures, on aurait dû la voir mieux, le sang n’est pas de l'eau... bien sûr que la terre absorbe... la terre absorbe...

Ma mère m’a grondé : « Tu crois que c’est l'heure d'arriver ? » sans faire allusion à la cloche. Je me suis dit que les carabiniers étaient encore en train d’interroger le prêtre qui allait sûrement donner mon nom. Ils viendraient me chercher le lendemain.

Mais le lendemain, il ne se passa rien. C’était comme si personne n’était mort. Chaque matin, en allant à l’école, j’étais obligé de passer devant la chapelle, mais je détournais les yeux avec dégoût de la terrible cloche tombée qui ne pouvait pas ne pas avoir tué quelqu'un ce soir-là. Il y avait plein de monde dehors, une cloche comme ça tue dix personnes, ce n’est pas possible, les carabiniers enquêtent encore, tôt ou tard ils m’attraperont, et s’ils ne m'attrapent pas, Dieu m’attrapera : « Nòstr Signor a paga tard ma a paga larg (Notre Seigneur paie tard mais il paie large)», disait le proverbe.

J’ai finalement appris avec certitude que personne n’était mort cette nuit-là. La cloche était tombée dans le seul petit espace sans crâne du parvis, elle s’était glissée dans ce vide comme guidée par les mains d’un Saint. L’affaire était close. Point final.

Mais ce n’était pas fini pour moi, car depuis cette nuit-là, pendant des années et des années, voire des décennies, de temps en temps, même dans des pays lointains où personne ne sait ce qu’est un saint, encore moins Saint Roch, je me réveillais la nuit en pensant que j’avais tué quelqu’un mais que personne ne m’avait vu, et je retournais sur les lieux du crime, où je ressentais le plaisir indicible de l’impunité : non, je n’irai pas en prison, ils ne me tueront pas, personne ne m’a vu, le seul qui sait, c’est le prêtre, mais il n’a rien dit et ne dira jamais rien ; et je ressens aussi l’amère torture du remords et je me dis que cette fois-ci, j’irai voir les carabiniers et je leur dirai tout... Puis je me réveille et je vois qu’il n’y a plus de cloches dans mon monde, ni petites ni grandes, et je me souviens alors de celui-là qui m'avait dit qu’il n’y avait eu ni mort ni blessé, et alors la sueur se dissipe et mon cœur, petit à petit, recommence à battre régulièrement, et je me rendors. Jusqu'à la prochaine fois.

Cher Saint Roch, c’était bien autrefois, n’est-ce pas ? Tourne ça comme tu veux, mais pour un saint à l’ancienne comme toi, protecteur des pèlerins, dernier espoir contre la peste qui empoisonnait la moitié de l’Europe, ça doit être bien ennuyeux maintenant, de tournoyer au-dessus des péages autoroutiers les week-ends d’été, ça doit être bien triste de planer dans les couloirs des hôpitaux où de riches nécromanciens en blouse blanche usurpent la place qui était la tienne dans l’âme des malades, des contagieux, des mourants. Il en a été de même pour ta sombre chapelle au pont des Ripe. C’est la vie, Saint Roch, saint pèlerin. Tu devrais déjà remercier que ta chapelle soit tombée entre les mains de deux architectes “Pellegrino" – nom prédestiné – qui t’adorent. Imagine un peu : sans eux, quelqu’un d’autre aurait démoli la façade avec le clocher, et à la place de ta chapelle, il y aurait maintenant un parking payant.

Mais revenons un instant à cette fameuse soirée de la cloche, veux-tu ? J’aimerais clore ce sujet une fois pour toutes.

Personne mieux que toi ne sait que nos chemins se sont séparés depuis longtemps et que je ne crois plus aux Saints et aux miracles. Pourtant, personne ne me fera jamais oublier que c’est toi qui as mis ton grain de sel ce soir-là.


Écoute-moi bien : autour de la chapelle, il y avait une foule dense, avec quatre à cinq personnes par mètre carré. La densité maximale se trouvait des deux côtés de la porte d'entrée, où les gens hésitaient à entrer. Le côté droit de la porte se trouvait et se trouve toujours juste sous le clocheton, juste sous la cloche. Donc, ce soir-là, il devait y avoir au moins six à sept têtes par mètre carré sous la cloche.

Malgré son Dè-è-èng, la cloche n’était pas une sonnette, et pour pouvoir tourner sur son axe, elle était solidement boulonnée à un lourd support en bois. Combien tout cela pouvait-il peser ? Cent kilos ? Deux cents kilos ? Et de quelle hauteur la cloche est-elle tombée ce soir-là ? Huit mètres ? Dix mètres ? Douze mètres ? Saint Roch : je suis absolument certain qu’à la verticale de la cloche, ce soir-là, il y avait au moins six crânes. Je suis absolument certain que si tu n’étais pas intervenu, la flaque sombre autour de la cloche tombée aurait été effrayante. La terre n’aurait pas pu l’absorber.

En effet, sous la cloche, ce soir-là, il y avait toute une petite famille. Il y avait le père, la mère, la grand-mère, le petit garçon et les deux petites filles. Lorsque la cloche s’est détachée de son support et a commencé à tomber, tu les as appelés : « Venez ici ! Venez ici tout de suite ! » as-tu crié. « Je dois vous montrer quelque chose ! » La petite famille s’est donc éloignée de la base du clocher tandis que les gens autour, qui essayaient de comprendre d’où venait cette voix, restaient là, immobiles, abasourdis. Tu as réussi à te frayer un chemin dans la foule, Saint Roch, petit malin. Tu n’as pas voulu laisser le Diable gagner. Et c'est ainsi que, dans cette brèche, la cloche que j'avais tirée trop fort parce que ce vaurien m’avait dit : « Dàje ’na bela beda (Donne-lui un bon coup) », s'est fracassée.

Ah, comme tout cela est simple ! Il suffirait d’y croire. Ironie du sort : moi qui ne crois plus aux Saints, je suis peut-être le seul à y croire.

Quoi qu’il en soit, merci de tout cœur, Saint Roch. Avec cette belle publicité gratuite dans les colonnes de Margutte, j’espère m'être acquitté de ma dette, m’être fait pardonner l'excès de zèle qui, un soir lointain, a fait de moi un potentiel assassin.

Au revoir, vieux Saint Roch. La peste reviendra très probablement. D’étranges présages sont déjà apparus à l'horizon. Nous aurons encore besoin de toi. Te souviendras-tu de nous ?

 





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